Mais surtout, les images aériennes de la ville, superposées à des photographies en noir et blanc de Saint Pierre prises juste avant sa destruction, donnent nettement l'impression de voir un paysage encore intact sur le point de disparaître. On croit admirer, grâce aux images d'Herzog, un lieu qui n'existera bientôt plus mais qui, parce qu'il l'a éternisé en le filmant, survivra tout de même. Une sorte de précipité de l'essence même du cinéma (cf. le bouquin de référence sur l'oncologie du cinéma par le docteur Léon Schwartzenberg). Et comment, qu'elle survivra, la montagne ! Puisque la Soufrière décide finalement qu'elle n'a pas besoin de la caméra d'Herzog, ou du cinéma, pour survivre. Le volcan n'explosa pas, son activité sismique retrouva, contre toute attente, un régime normal, et ses habitants revinrent s'installer en ville au bout de quelques mois, faisant dire à Herzog qu'il terminait son film avec un certain sentiment de ridicule, étant venu capter les images de la plus grande catastrophe du siècle, celle qui n'eut pas lieu.
N'empêche, le film existe. Et le plus beau moment est celui où Herzog et ses camarades découvrent l'un des "restants". Ils étaient venus chercher un héros aux idées folles, ou un anti-héros fabuleux comme Cyparis, et ne trouvent qu'un vieux type débraillé en train de piquer un énorme roupillon sous un arbre, la tête près d'un creux dans les racines, à côté de son chat partageant l'heure de la sieste roulé en boule. Une sorte d'Alice déglinguée, rêvant près du terrier, chapeautée par le chat du Cheshire... Le type se réveille lentement, à moitié dans les vapes, un peu éberlué de voir ces trois blancs avec leur caméra, postés devant lui, et il reste un moment dans sa position allongé, expliquant, les bras en croix, qu'il demeure là, attendant sa mort, qu'il n'a pas peur, qu'il n'a pas voulu partir parce que c'est sa terre et qu'il se plie aux volontés de Dieu, et qu'il est de toute façon trop pauvre pour aller où que ce soit, exactement le même discours que les deux autres hommes croisés en ville, par exemple cet autre habitant qui avance les mêmes raisons avant de dire à ses visiteurs qu'il accepte de foutre le camp avec eux pour aller rejoindre ses enfants s'ils veulent bien l'embarquer. Rien de follement romanesque. Mais on n'oubliera pas ces misérables – la tragédie avortée aura permis de rappeler leur condition –, ce laissé pour compte, cet oublié, ce dormeur magnifique au visage rieur qui attend la mort en pionçant comme un loir avec son chat, et pousse ensuite la chansonnette, peu convaincu, pour s'éviter de parler et d'avoir à répéter en boucle les mêmes choses simples (je n'ai pas peur ; Dieu l'a voulu ; je n'ai rien de toute façon...) au pied d'une montagne capricieuse, dans un film-sans-catastrophe peut-être unique en son genre.
La Soufrière de Werner Herzog (1977)
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