Le premier long métrage de la réalisatrice danoise Tea Lindeburg
est un film fort, rude, prometteur. Située dans le Danemark rural de
la fin du 19ème siècle, l'intrigue se déroule à peu près sur 24 heures
et nous est contée du point de vue de son personnage éponyme, Lise
Broholm, campée par une jeune et excellente comédienne, Flora Ofelia
Hofmann Lindahl. Sœur aînée d'une grande fratrie, Lise se réveille au
matin de sa dernière journée à la ferme familiale avant le départ pour
la ville, où elle pourra suivre des études avec la bénédiction de sa mère et la
malédiction de son père. La jeune fille passe une journée plutôt
tranquille, part délivrer un message dans une proche propriété presque
déserte, batifole gentiment avec le garçon de ferme qui lui plaît bien et qui doit lui
aussi mettre les voiles le lendemain, joue avec ses petits frères et
ses petites sœurs. Belle journée si l'on omet les quelques visions de
cauchemars qui l'assaillent, figurant notamment une pluie de sang. De fait, la
nuit sera moins gaie : la mère de Lise, qui disait le matin même avoir rêvé d'un accouchement douloureux, accouche bel et bien et le bébé se présente
mal. Aussi Lise est-elle sommée d'emmener toute la marmaille dans la
ferme voisine de son oncle et de sa tante pour y dormir sans déranger.
C'est sans compter sur l'impatience de la jeune femme, de ses sœurs et de ses cousines (on remarque Palma Lindeburg Leth dans le rôle de la cousine Elsbet),
qui se décident à aller voir ce qui se passe, quitte à marcher dans la nuit et
la tempête en se tenant bien serrées.
Le
film a quelque chose de bergmanien, me semble-t-il, dans sa manière de
filmer le visage de son actrice, ou de représenter l'abîme entre des
personnages jeunes, sensibles, en mouvement, aux prises
avec le carcan d'une société figée, corsetée par l'autorité, la
religion, le travail et le silence, des adultes qui s'affairent entre les pièces, dans des couloirs, sans
voir le monde autour ni les gosses venus les épier, les yeux rentrés vers d'anciennes peines et les
larmes ravalées. L'un des intérêts du film tient aussi à sa façon de
basculer par moments vers le cinéma de genre (il semblerait que Tea
Lindeburg ait déjà lorgné de ce côté-là dans une série qu'elle a
orchestrée), avec de ponctuels éclats d'horreur qui, sans ajouter du drame au
drame, la trame narrative restant, d'une certaine façon, minimale et
comme pure, donne à penser la peur et l'horreur comme bien de ce monde :
la peur de perdre sa mère, la peur des réactions d'un père
violent, des superstitions et des croyances des
anciens, des portes fermées au nez des enfants quand on finit par s'apercevoir qu'ils sont là, des non-dits et des discours lacunaires des adultes, la peur ancestrale d'être abandonné (étrange séquence de la
ferme désertée où ne reste qu'un grand gamin assis contre un mur, que
Lise croit mort quand elle le trouve), d'être seule avec un garçon, ou dans un grenier soi-disant hanté en plein orage, la peur de
Dieu, d'être toujours coupable aussi ; l'horreur de se vider de sang chaque
mois, l'horreur d'accoucher, de la douleur et des cris, de voir agoniser sa mère, d'un avenir fermé, de vivre sa dernière nuit d'insouciance et de liberté, de la condition féminine. Pas besoin de chercher beaucoup plus loin ou plus fantaisiste, c'est déjà bien assez. Avec habileté et sans contradiction, Tea Lindeburg fabrique quelques fortes images horrifiques, lourdes de sens et métaphoriques, tout en déshabillant l'horreur de ses allégories habituelles pour la montrer toute crue.
La Dernière nuit de Lise Broholm de Tea Lindeburg avec Flora Ofelia
Hofmann Lindahl (2022)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire