Après s'être intéressé à des prostituées transgenres qui arpentaient les rues de Los Angeles dans l'excellent Tangerine, Sean Baker continue de mettre en lumière les marginaux et les laissés pour compte en filmant cette fois-ci les résidents d'un motel situé en périphérie du parc Disneyworld, en Floride. Plus précisément, le cinéaste colle aux baskets d'une bande de gosses livrés à eux-mêmes et surexcités qui commettent les 400 coups sous le regard du gérant des lieux, incarné par Willem Dafoe, seule star du casting. La joyeuse petite troupe est emmenée par Moonee, une fillette de 6 ans à l'énergie débordante dont la jeune maman peine de plus en plus à subvenir aux besoins, et notamment à payer son loyer... Au fil de leurs mésaventures, le groupe se délite et c'est sur le devenir de Moonee et de sa mère que l'on finira par se concentrer.
La première heure du film nous baigne agréablement dans l'insouciance des enfants, elle est portée par leur énergie sans limite et rythmée par leurs facéties. On se régale de les voir filer à toute vitesse dans ces décors multicolores, déambuler devant ces bâtisses si kitschs qu'elles ont l'air sorti d'un jeu vidéo ou de s'être égarées à l'extérieur de Disneyworld. Devant la caméra joueuse, fluide et légère d'un Sean Baker qui a troqué ses iphones contre du 35mm, les gamins évoluent dans ce qui ressemble à s'y méprendre à un magasin de jouets géant à ciel ouvert, et ils y agissent comme tel, en s'amusant du matin au soir, quitte à enchaîner les conneries. Ils importunent les adultes, redoublent d'astuce pour récupérer quelques centimes, vont s'acheter des glaces, jamais plus d'une pour trois, épient les personnages haut en couleurs de leur motel et finissent souvent par traîner dans les pattes du gérant. On a l'impression de voir une sorte de Gremlins 3 au pays de Mickey ou, plutôt, juste à côté : les mioches n'ayant pas accès au fameux parc, faute d'argent, ils s'inventent des attractions de substitution, en toute liberté. Une visite aux quelques vaches broutant tranquillement la verdure du coin devient un tour au Safari, une incursion dans une vieille baraque abandonnée du quartier glauque est un ticket pour le Manoir Hanté. On continuerait volontiers à les regarder faire pendant des heures, à condition, évidemment, de supporter de tels sales gosses !
Mais un malaise pointe progressivement le bout de son nez et se fait de plus en plus pesant, à l'image du ciel de Floride, tour à tour traversé de part en part d'un arc-en-ciel féérique ou surchargé en nuages menaçants. On se met à craindre le pire pour ces enfants. L'inquiétude jusque-là diffuse et sous-jacente prend peu à peu les devants, et l'on se dit que le regard bienveillant et protecteur du gérant ne suffira pas à les tirer des problèmes qui les entourent, en particulier la petite Moonee, car sa mère en vient à faire n'importe quoi pour gagner quelques billets... Sean Baker évite encore une fois tout misérabilisme, toute complaisance, en choisissant de toujours filmer à hauteur d'enfant, avec cette distance qui les tient éloignés des soucis pourtant omniprésents des adultes et ressemble ici à de la pudeur. On retrouve cette façon si précieuse qu'a le réalisateur de ne porter aucun jugement sur les personnages borderline qu'il met en scène. On pourrait détester la jeune maman de Moonee, totalement irresponsable et incapable de s'occuper comme il faudrait de sa fille, mais ça n'est pas le cas. On la prend simplement pour ce qu'elle est et nous ne doutons jamais de l'amour qu'elle porte pour sa petite, encore plus prégnant lors des dernières scènes du film, particulièrement émouvantes.
Sean Baker joue très intelligemment des contrastes terribles qui donnent à son œuvre une ambiance singulière et la teintent d'une ironie amère. Des motels miteux portant des noms fantasmagoriques (Magic Castle, The Future...) aux enseignes de publicité immenses qui écrasent l'horizon en passant par les devantures de magasins ou de fast food exhubérantes, tout nous rappelle dans quel monde vivent les personnages et à quel point ils en sont éloignés. Le décor outrancier et les couleurs vives du rêve américain tranchent violemment avec la pauvreté des laissés pour compte et ne rendent que plus criante et cruelle la précarité de ces gens, condamnés à vivre au jour le jour, exclus et ignorés. C'est avec beaucoup de talent, en utilisant l'innocence et l'insouciance propres aux enfants, que Sean Baker nous montre cet envers si peu reluisant. Quand, à la fin du film, l'inévitable survient, que la séparation se fait inéluctable, on ne peut s'empêcher d'être réellement ému. D'abord par l'histoire personnelle de cette gamine aussi épuisante qu'attachante, et aussi par la situation globale dépeinte par le réalisateur. La jeune actrice, Brooklynn Kimberly Prince, est d'un naturel étonnant, à se demander comment le réalisateur a bien pu faire pour la diriger ainsi. Willem Dafoe livre lui aussi une prestation remarquable, tout en sobriété. Il est à la fois bourru, tendre et inquiet. Il fallait un acteur de cette trempe et de ce charisme pour parvenir à cela. Il ajoute encore une belle ligne à sa riche filmographie tandis que Sean Baker continue, de son côté, à dessiner une filmographie cohérente, prenant au fil des films de l'importance dans le paysage du cinéma indépendant américain.
The Florida Project de Sean Baker avec Brooklynn Kimberly Prince, Willem Dafoe, Bria Vinaite, Valeria Cotto, Christopher Rivera et Caleb Landry Jones (2017)
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