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3 mars 2016

Un jour avec, un jour sans

Quand on voit l’allure à laquelle il tourne, on se demande parfois comment Hong Sang-soo peut réaliser autre chose que de très jolis petits films. Car il en a tourné un certain nombre déjà, et plus d'un (Ha Ha Ha, Sunhi) s’accommoderaient facilement de cette qualification, tant dans ce qu’elle a de positif que dans ce qu'elle a de réducteur. Les films de Hong Sang-soo sont toujours jolis, mais souvent guère plus que ça. Alors autant dire tout de suite que Un jour avec, un jour sans va bien au-delà de cette joliesse, et compte parmi les titres les plus riches et les plus subtils de la filmographie du sud-coréen, aux côtés, par exemple, des très beaux In Another Country et The Day he Arrives. Et pourtant ce nouveau film cache bien son jeu, car jeu il y a, qui ne se révèle d’ailleurs que tardivement et qui n’implique aucune part de dissimulation, de calcul, aucune articulation déceptive, mécanismes que le film refuse au profit d’une simplicité remarquable.




Si Un jour avec, un jour sans est bien un « what if… film », dans l’idée comme dans la construction (qui évoque, dans les grandes lignes, celle du diptyque Smoking / No Smoking), Hong Sang-soo va à l’encontre de tous les schématismes pré-conçus que le genre, à ses pires heures, appelle du pied. Il fait fi de tout parallélisme de construction, de toute démonstration dogmatique et autre déterminisme sommaire. Il nous raconte deux fois la même journée, deux fois la même rencontre entre Ham Cheonsoo (l'excellent Jeong Jae-yeong), un cinéaste de passage à Suwon pour une conférence, et Yoon Heejeong (Kim Min-Hee), une jeune artiste peintre, qui se découvrent et s’enivrent tout au long d’une fin de journée. Mais nous en propose deux versions différentes, deux récits, deux mises en scène, deux montages. Quelques scènes disparaissent, d’autres apparaissent, la plupart reviennent, parfois écourtées ; une bonne part des répliques sont identiques, mais rien, au fond, n’est pareil, que les variations de tons et de rythme soient sensibles, ou qu’un simple changement de cadrage ou de montage suffise à forcément transformer les phrases répétées d’une variante à l’autre.




Qu’est-ce qui fait basculer une même situation ? On ne peut s’empêcher de chercher une ou des réponses. Le personnage principal (Ham, le cinéaste) s’allonge ou ne s’allonge pas sur son lit avant de sortir de sa chambre d’hôtel. Il croise ou ne croise pas telle étudiante en cinéma avant de se rendre au temple où il va rencontrer Yoon (la jeune peintre). La liste des micro-variations susceptibles de tout influencer serait sans fin, d'autant que le récit, découpé en cinq ou six grandes scènes et en longs plans-séquences, nous offre le temps d'imprimer chaque moment, chaque geste, chaque expression, puis de traquer les changements. Et il en va évidemment de même pour tous les personnages. On peut se demander pourquoi les deux amies plus âgées de Yoon se comportent si différemment vis-à-vis de Ham lors du repas chez elles ? Est-ce parce que l’héroïne est ou n’est pas dans la pièce ? Est-ce parce que l’autre personnage masculin, probablement le mari de l'une des femmes, participe à la conversation ou fume à l’extérieur ? Parce que Ham lui-même se montre agréable/faux ou déplaisant/honnête (si tant est que les deux facettes du personnage collent véritablement au défaut et à la qualité qui leur sont rattachées) ? Est-ce un peu tout cela ? Ou bien les réponses se logent-t-elle dans une de ces ellipses dont Hong Sang-soo joue avec malice (comme il joue de la voix-off, présente en A, absente en B, et dont il nous appartient de décider si elle varie) ?




Une hypothèse toutefois : ces différences, dans l’attitude et les jugements des personnages, viennent peut-être moins de leurs gestes, de leur comportement, de leur présence ou absence, que de l’image qu’on leur prête et qu’ils se donnent. Si ma mémoire est bonne, dans la deuxième version du récit, lors de la scène dans le bar, où les deux personnages principaux boivent du thé ou du café alors qu’il fait encore jour, Yoon dit à Ham qu’il est quelqu'un de très honnête, et ne se présente pas à lui comme un ancien mannequin. Est-ce parce que la ravissante demoiselle l’a immédiatement, et un peu vite, présenté comme quelqu’un d’honnête que Ham va, sur la face B du récit, se montrer tel ? Est-ce parce qu’elle oublie un moment sa condition de mannequin superficiellement désirée que Yoon se montre plus détendue face aux facéties séductrices de Ham, aux soupçons qui pèsent sur lui et aux ragots qui tentent d'en faire un Dom Juan ? Il est vrai que l’on a tendance à se montrer sous un jour ou sous un autre face à des inconnus en fonction de ce qu’ils savent et ignorent de nous, de la simple façon dont un intermédiaire va nous définir face à eux.




Mais au fond, cette hypothèse ne l’emporte sur aucune autre, y compris celle, toute bête, quoique terriblement juste, du titre : la même rencontre peut, ou plutôt doit nécessairement partir dans toutes les directions dès lors qu’elle est rejouée. Rien ne saurait être rejoué deux fois à l’identique. Le film nous interroge ainsi (comme Un jour sans fin, tel que l’avait relevé notre ami Hamsterjovial), sur le principe même de répétition, au théâtre ou au cinéma. Hong Sang-soo nous pose face à ce constat simple, sinon bête à le formuler ainsi, que tous les films que nous voyons existent virtuellement, potentiellement, sous une infinité de formes plus ou moins différentes. Un cinéaste dispose, en retournant la moindre scène, d'un autre film et, partant, d'une infinité d’autres films. Et la question de la forme définitive et unique de l’œuvre devient vertigineuse, que l'on pense à ces films qui existent bel et bien sous plusieurs formes (un exemple, le Lady Chatterley de Pascale Ferran, dans sa version courte/cinéma et dans sa version longue/tv : qui saurait bien dire laquelle est le film) ou, pourquoi pas, à Picasso recouvrant encore et encore ses peintures sur verre face à la caméra de Clouzot dans Le Mystère Picasso, annulant ainsi mille œuvres possibles (qui existent bien en réalité, car elles ont été figées, ne fût-ce qu’une seconde, par la caméra de Clouzot), lesquelles nous semblaient tout aussi valables que celle qui aura, in fine, les faveurs du peintre.





C’est ce qui se passe quand Yoon peint. Pourquoi ajouter cette touche de couleur à son tableau ? Qu'aurait-elle fait le lendemain ? Pourquoi ajouter du orange plutôt que du vert ? Quel film aurait-on vu si le tournage avait débuté un jour plus tard, si Hong Sang-soo avait placé sa caméra ici plutôt que là ? Ce sont aussi ces choix, le placement de la caméra, le cut  une seconde avant ou après, qui font non seulement le film, évidence, mais jusque à l'histoire qui nous est contée. Le long regard amoureux que Ham pose sur Yoon quand elle peint, et les compliments qu’il lui adresse juste après, sont appelés, dans la 1ère version du récit, par le cadrage et la durée du plan (sans parler de la voix-off) : Yoon au premier plan, de profil, regardant son tableau, Ham au second plan, presque face caméra, regardant Yoon, et leurs regards qui se croisent en un point magnétique de l’image (idem dans le bar où ils s'enivrent, le soir venu). C’est aussi parce que la caméra ne créé pas ce regard, ou ne lui laisse pas le temps de prendre, dans la deuxième version, qu’il n’existe pas et peut-être, qui sait ?, que Ham se lance dans une critique féroce du travail de Yoon au lieu de l'éloge naïf de la première version. On se demande aussi, par conséquent, en quoi le fait de ne pas écrire, ou jouer, une scène, impacte, chez les acteurs, donc chez les personnages, la suivante.





Toujours est-il que le film ne dépose aucune théorie et ne roule pas les mécaniques de son dispositif. Il se joue par exemple de l'aspect binaire du What if film quand, au début de la première version, on voit Ham hésiter longuement à continuer tout droit, avant de finalement tourner à droite pour retourner au temple (cf. le premier photogramme de l'article). Dans beaucoup de films du genre (comme Pile ou face), c'est ce geste qui aurait tout déterminé, selon le principe de la porte ouverte ou fermée. Chez Hong Sang-soo, on ne voit plus Ham hésiter dans la version B (peut-être a-t-il hésité aussi ? on n'en sait rien), toujours est-il que ça n'est pas la clé de voûte du scénario : dans les deux versions Ham atterrit très vite au temple, s'assied et aperçoit Yoon. Un jour avec, un jour sans se révèle d’autant plus fort qu’il se détourne des scénarios simplistes tout en misant paradoxalement sur la plus évidente simplicité. Rien ne suffit à tout expliquer, et en proposant juste deux possibilités parmi tant d'autres, Hong Sang-soo nous laisse entrevoir toutes les nuances et toute la puissance de ce que peut une mise en scène, et à quel point la moindre variation (de cadrage, de durée, etc.) modifie le regard tout entier. L'adéquation est limpide entre les variations cinématographiques et les aléas de la vie, des sentiments.





Il faut bien dire aussi que ce que raconte Hong Sang-soo, avec la sensibilité qu'on lui connaît, est déjà, avant toute question de reprise et de variation, émouvant : la rencontre amoureuse, avec toutes ses fragilités, ses hésitations, ses pulsions, ses erreurs et ses fulgurances. Qu'elle prenne ou non (mais au fond, quelle fin est plus heureuse ou plus triste ?), la relation entre les deux personnages est touchante. Elle l'est davantage encore quand le film parvient à nous faire éprouver toute la brutalité de cette intuition universelle que tout ce qui est pourrait aussi bien être autrement, que toute rencontre pourrait aboutir de mille façons différentes, que l’enchaînement des causes et des effets est si flottant qu’un type qui reste muet face aux questions pernicieuses de deux commères voit son image auprès de la femme aimée détruite à jamais, et que, un autre même jour, le même type, après s’être mis nu face aux deux mêmes inconnues, gagne toute les faveurs de la même femme aimée, sans que cela nous paraisse le moins du monde incongru.


Un jour avec, un jour sans de Hong Sang-soo, avec Jeong Jae-yeong et Kim Min-Hee (2016)

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