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12 décembre 2013

Va et vient

Film entièrement conçu sur le temps et qui dure bien ses trois heures, Va et vient est la dernière œuvre du cinéaste portugais João César Monteiro, décédé avant la sortie du film. On peut craindre de s'ennuyer devant ce film long et lent mais on ne s'ennuie pas, on est seulement à la limite de s'ennuyer. Les films qui nous ennuient vraiment sont ratés. Les bons films sont (parfois) ceux qui sont à la limite de nous ennuyer. André Labarthe a dit et bien dit que les gens ne supportent pas le temps, le fuient ou le remplissent pour ne pas le voir, sifflent L'éclipse d'Antonioni à Cannes en 1962 parce que c'est un film à la frontière de l'ennui, un film qui ne dit pas où il va, devant lequel le spectateur voit le temps passer sans savoir où va ce temps, comme s'il était embarqué dans un train sans connaître la destination, situation pour beaucoup cauchemardesque. Devant Va et vient, à condition de lui donner ce temps qu'il réclame, on est aux limites de l'ennui, toujours tenus par un plan magnifique, un dialogue riche, une idée poétique, un simple mouvement d'étoffe ou un changement de lueur. Toutes choses respectivement exploitées jusqu'à la corde, longuement, dans des plans-séquences où le spectateur est poussé aux confins de la vision. João César Monteiro épuise l'image, le texte, la lumière, la composition, les corps, les gestes. Il s'agit d'en tirer toute la force.




Et si l'ennui commence à poindre, alors, nourris par la prodigieuse infinité des possibles offerte par la conjugaison de ces belles choses réunies dans une sympathie si particulière, nous prenons le relais, et nourrissons le film, et par là nous-mêmes, de pensées, d'idées, de poèmes entiers ou de sentiments propres. Le film fabrique une matière de pensée et de formes qu'il nous lègue de même qu'il nous offre du temps pour qu'à notre tour nous fabriquions pensées, formes et durées à notre guise. Toujours à condition de mettre 180 minutes à sa disposition pour en récupérer au moins autant, on ne s'ennuie donc pas devant Va et vient, dont le titre annonce ce programme d'un service à renvoyer, d'un aller-retour, d'un mouvement de réciprocité, d'un prêté pour un rendu. L’œuvre en même temps que son personnage principal (João Vuvu, prolongation du Jean de Dieu déjà maintes fois incarné par Monteiro lui-même) va et vient, retourne sur ses pas, semble se nourrir de chaque voyage (le cinéaste, aux monologues si érudits, est aussi un homme de lettres et a été critique de cinéma), d'autant que ces voyages, notamment en bus, sont quotidiens, toujours identiques, et le ramènent sur ses pas (lui comme le récit : le personnage-cinéaste, grand érotomane devant l'éternel, revient sur les mêmes lieux dans d'étranges répétitions et revit les mêmes situations mais toujours très différemment, avec toutes ces demoiselles, candidates au poste de femme de ménage, qui frappent à sa porte). Quel meilleur moyen de mieux penser, de mieux se connaître et de mieux connaître le monde que de quêter la vérité en soi et pour ce faire de tourner en rond autour de soi ? Il y a du Rabelais chez Monteiro, de ce Rabelais grotesque, rieur, extravagant et génial qui, dans Le Tiers livre, organise un récit cloisonné en trois parties, dont une centrale pour creuser le fameux "Connais-toi toi-même" socratique.





Cette idée de symétrie répétitive et néanmoins toute tournée vers un chemin à suivre, une profondeur (utérine peut-être, le cinéaste évoque parfois Robbe-Grillet dans son érotisme élégiaque plus ou moins ambigu) dans le centre de l'image et de l'être. Cette idée devient construction, elle est à la base de tout le dispositif centripète du film puisque pratiquement tous les plans sont construits de la même façon, avec une profondeur de champ au centre du cadre, et un surcadrage permanent qui vient inscrire un renfoncement ou une ligne de fuite au milieu de l'image. C'est à la fois le point sensible de la fuite et le lieu de l'enfermement, au cœur de tout. A la fois une ouverture et un enfoncement, une avancée et un renfermement sur soi. Très souvent le plan est découpé en trois parties verticales égales, tel un triptyque, œuvre picturale composée de trois volets, plaçant un personnage sur chaque côté et, entre eux, une affiche de cinéma (le Pickpocket de Bresson), un tableau, un cadre, une fenêtre, une route, un "entre-deux". Il est rare de voir filmer ce qu'il y a entre les gens, au sens strict, et qui nous plonge dans un abîme, un manque, un creux où nous nous glissons.





Le film tourne en rond, mais les choses reviennent toujours nouvelles pourtant, toujours différentes, plus vieilles peut-être mais toujours neuves, même au-delà de la mort. La nouveauté est presque induite, presque obligatoire quand on puise dans un lieu, une géographie, une architecture ou une lumière tout ce qui peut être puisé. Arnaud Desplechin a déjà dit que le faux-raccord est le seul "vrai" raccord, obligatoire et nécessaire, puisqu'il donne sa justification et son intérêt à tout nouveau plan, n'ayant de raison d'être que s'il est radicalement différent de celui qui le précède. Monteiro ne fait pas de faux-raccord (il ne fait pas beaucoup de raccords puisque le film est une suite de très longs plans-séquences), mais à un moment il se rapproche des acteurs : c'est, vers la fin du film, dans la séquence où le cinéaste récite une histoire à une jeune policière en jouant de la musique, juste avant que son fils criminel ne débarque dans la pièce. Le plan sur son récit musical dure très longtemps, et lorsque le spectateur en a absolument tiré toute la richesse, Monteiro cadre soudain la jeune policière en plan rapproché (c'est le premier du film) puis fait un champ-contrechamp (le premier également) en se cadrant lui-même en plan rapproché, assis en face d'elle. Ce changement radical de mise en scène, de valeur de plan, pourtant très connue, cet usage soudain d'un paradigme grammatical pourtant très académique en soi saute alors aux yeux et à l'esprit comme un souffle de folie, de nouveauté et de puissance filmique pure et simple. Après deux heures de film, deux heures de plans d'ensemble fixes, on a l'impression de voir pour la première fois de notre vie un plan rapproché, de découvrir pour la première fois de notre vie ce système étrange du champ-contrechamp. Et ces deux plans, incroyablement nouveaux, ne disent certainement pas la même chose que celui qui les précède. Ils disent autre chose, viennent, nourris du plan précédent, de tous les plans précédents, qui les ont rendus possibles, inventer une altérité miraculeuse qu'on ne pouvait soupçonner.






Le dernier plan du film, sans aucun doute le plus beau et le plus fort (né de la somme de tous les autres plans d'un très long métrage d'une rare densité, il ne peut qu'être le plus riche), projette en condensé toute la puissance métadiscursive du film. Il s'agit d'un long arrêt sur image réalisé à partir d'un très gros plan fixe sur l'oeil grand ouvert du cinéaste dans lequel se reflète un décor pour le moins mirifique, contrechamp du plan précédent qui montrait la cime d'un immense arbre au tronc noueux au centre d'une place lisboète, surmonté d'un dôme de feuillages à travers lequel perçait un grand ciel bleu. Monteiro invente sous nos yeux tout un cinéma en même temps qu'il met la dernière pierre à son édifice. Les deux plans opposés ne s'opposent plus l'un contre l'autre mais se confondent, se conjuguent, tiennent l'un dans l'autre, l'un contre l'autre, embrassés. C'est un plan au carré, doublement riche, doublement puissant. Il faut alors ni plus ni moins le temps qu'il faut, et que Monteiro nous laisse, pour en saisir toutes les couches, tous ces possibles que ne recèle pas le photogramme ci-dessus, car il n'implique pas la totalité du film qui précède et ne permet pas de s'inscrire dans la durée de ce plan, bien réelle dans le film malgré l'arrêt sur image, via la musique mais aussi par sa seule incursion au sein de la durée globale de l’œuvre. La profondeur de champ est une fois de plus, et plus que jamais, au cœur de l'image, sur une surface plane, réfléchissante, obturée mais gigantesque, comme un mur où serait peinte une route, comme le plafond de la Chapelle Sixtine où se dessinent le ciel et les Dieux, c'est ici l'oeil alerte d'un vieillard mourant immortalisé, pétrifié par l'apparition féminine, ouvrant sur l'infini. Après Cocteau nous revoilà en plein orphisme, offerts à la possibilité d’entrer dans la mort et d'en revenir par le miroir. L'image s'enfonce dans l'oeil de l'auteur et, se reflétant dans notre propre regard intermédiaire, nous projette dans un tableau, celui d'une femme, divinisée et fantomatique, celui d'un arbre et de tous les cieux. Absorbés à l'intérieur même de cet œil immense, à l'intérieur même de cet homme, nous avons fini (pour l'heure) d'épouser et d'épuiser un regard d'une fascinante richesse.


Va et vient de João César Monteiro avec João César Monteiro, Rita Pereira Marques, Joaquina Chicau, Manuela de Freitas, Ligia Soares, José Mora Ramos (2003)

7 commentaires:

  1. Bravo pour ce papier de très haute volée. J'étais intrigué par Monteiro, mais là je suis accroché, désirant, j'ai besoin de voir ça de mes yeux voir. Ce que tu dis sur cette profondeur réfléchie sur le plan, ça éveille l'esprit ! Et puis ces histoires de ritournelles, de différences et de répétitions, ça donne envie de Deleuze. Un article qui donne à se tourner, donc, vers la bibliothèque, vers l'écran, et vers la profondeur de et dans l'attention. Encore bravo.

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    1. Bien d'accord avec G. Joe. Très bel article Rémi, qui me rappelle que j'ai très envie d'enfin voir ce film.

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    2. D'ailleurs, je le précise aussi ici : les parisiens auront la chance de découvrir ce beau film et les autres de Monteiro à la Cinémathèque Française, jusqu'au 30 décembre. Le programme des projections ici : http://www.cinematheque.fr/fr/dans-salles/hommages-retrospectives/fiche-cycle/cesar-monteiro,558.html

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  2. C'est pas un article sur "Va, vis et deviens" ?

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  3. Je n'ai pas vu les deux derniers films de Monteiro, mais du coup je vais regarder celui-ci dès que possible ! J'avais déjà lu plusieurs éloges de l'ennui au cinéma, qui m'avaient toujours laissé dubitatifs. En revanche, je suis bien d'accord avec l'idée selon laquelle le « presque ennui » peut être fascinant, et faire éclore des sensations, des sentiments et même des idées insoupçonnés chez le spectateur...

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    1. Je réagis deux mois après. Labarthe a pas mal parlé de ça non ? Question : s'ennuie-t-on ou se presque-ennuie-t-on devant L'Avventura ?

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  4. Là, j'avoue que tu me prends de court : je sais que Labarthe en a parlé, mais je ne m'en rappelle pas assez précisément... Désolé ! En tout cas, même si mon appréciation du cinéma d'Antonioni peut varier selon ses films, il ne me semble pas qu'il ait jamais fait preuve de complaisance dans la contemplation ni dans l'étirement temporel (même à la fin de 'L'Eclipse'), et ses films conservent une forme de dramaturgie. Mais je comprends par ailleurs Truffaut pour lequel l'ennui au cinéma était une hantise, et plus particulièrement celui qu'il était susceptible de provoquer en tant que cinéaste. Je ne pense donc pas que l'ennui puisse être un programme cinématographique (ou littéraire, ou théâtral, etc.) valable. Mais que le « presque ennui » puisse être fascinant, ça, oui.

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