25 novembre 2012

Le père de mes enfants

Quitte à employer des termes un peu rebattus, galvaudés, mais qui reprennent ici leur sens, il faut bien dire que ce film est beau, juste et poétique. Mia Hansen-Løve réussit bien des choses, et c'est seulement son second film, réalisé dans la continuité de Tout est pardonné et le surpassant déjà de beaucoup. Du début à la fin, la justesse précoce du ton, de la direction d'acteurs et de la mise en scène ne laisse pas d'étonner. Sur un sujet pourtant particulièrement difficile, puisque le scénario s'inspire de la vie et de la mort, par suicide, du producteur Humbert Balsan et traite non seulement de la fin prématurée d'un homme endetté, fatigué, en faillite, frappé par une dépression fulgurante et un terrible sentiment d'échec, mais de la vie de ses proches, qui continue, la cinéaste fait venir quantité de sentiments, d'impressions, d'intuitions d'une fragilité absolue qui ne sauraient se constituer en objectifs a priori (c'est peut-être là que nombre de réalisateurs font fausse route), du fait même que tout cela se dérobe dès que l'on cherche à s'en approcher frontalement, avec volonté. J'emprunte cette idée au "Carnet d'une cinéaste" de Pascale Ferran, rédigé durant le tournage de Lady Chatterley, parce que les deux films, quoique tout à fait différents (d'un point de vue thématique Le Père de mes enfants aurait plus à voir avec le précédent film de Ferran, Petits arrangements avec les morts), peuvent parfois se vivre assez semblablement et parce que tous deux font naître ce même type d'émotions vives et comme intactes, provoquées par la tendresse et la poésie de la plus simple présence des choses, qui plus est quand elles sont soumises à notre regard avec intelligence.




Parmi ces choses que Mia Hansen-Løve parvient délicatement à nous faire éprouver : l'absence. Ce n'est pas tellement d'une disparition dont il est question, comme dans Tout est pardonné, où l'acteur principal, quittant l'écran et le fil du récit, se cachait pour mourir. Il ne s'agit pas non plus d'un effet de surprise comme quand l'héroïne de Psychose se faisait assassiner à mi-parcours et sans préavis. C'est d'un autre domaine. La mort est là, elle produit un effet de choc bien qu'elle soit attendue, filmée avec distance mais dans le même temps avec une sécheresse qui en trahit la brutalité (fulgurance du plan qui commence presque au milieu du coup de feu, comme si rien d'autre n'était plus possible, comme si on était déjà trop tard).




Après cette scène couperet, on ressent en nous-mêmes une absence. C'est un peu comme la fameuse phrase rapportée par Gilles Deleuze : "Dans une conversation sur le montage, Narboni, Sylvie Pierre et Rivette demandent : où est passée Gertrud, où Dreyer l'a-t-il fait passer ? Et la réponse qu'ils donnent c'est : elle est passée dans la collure (...) Gertrud est passée dans ce que Dreyer appelait la quatrième ou cinquième dimension". Nous avons vu mourir le père (Louis-Do de Lencquesaing), et pourtant demeure ce sentiment que le film l'a avalé, nous l'a dérobé. C'est à dire que l'acteur, omniprésent jusque là, manque concrètement à l'image, au film, lequel se vit comme amputé. Inutile de préciser que ce manque est évidemment transformé en gain, sur le plan cinématographique. Cette absence de la personne physique dans le cadre fait ressentir par projection au spectateur le manque des autres personnages pour l'être qui leur est cher. Puisque c'est le manque qui rend la disparition d'un proche insupportable, la prise de conscience, parfois lente, qu'on ne verra plus l'autre, qu'il ne sera plus là, qu'il sera désormais impossible, interdit, Mia Hansen-Løve s'est attachée à filmer ce sentiment si difficile à exprimer et à vivre. Mieux, elle parvient à rendre le palpable au spectateur. L'intuition de cette absence irréparable passe aussi par la finesse avec laquelle elle filme les autres, le reste : l'épouse (Chiara Caselli), le frère (Eric Elmosnino), les trois filles, les collègues de travail, les lieux. Toutes ces séquences pourraient si facilement être ratées que le film ne tient qu'à un fil.




Cette finesse se traduit déjà dans la représentation de la chute progressive et néanmoins extrêmement brutale du père. On pourrait penser, juste avant l'instant du suicide, que tout va trop vite, que le personnage passe trop rapidement, peut-être, de la gaieté à la détresse. Mais on ne se le dit pas, car on sent déjà peser la détresse sur les épaules du personnage quand il marche dans la rue d'un pas court et l'air abattu, quand il s'allonge dans son bureau, littéralement épuisé, ou en proie au doute absolu dans cette scène magnifique où il retrouve sa femme la nuit, sur un pont, et cherche du réconfort auprès d'elle avant de lui demander si elle ne le quittera jamais. Et puis on dit souvent que les gens qui en arrivent à ce geste sont ceux dont on ne l'attendait pas, qui précisément gardent tout pour eux au point de ne plus rien soutenir. Et puis surtout, on ne sait pas tout. D'où l'idée du fils caché. Le film aurait pu tomber dans ce piège-là, dans les travers d'un scénario d'intrigue agaçant. Le fils caché aurait servi à "faire une scène", ce qui pourrait sembler vital au cinéma mais qui l'étouffe la plupart du temps et que Mia Hansen-Løve ne fait pas. Pire, il aurait servi de preuve irréfutable, d'explication rationnelle à la vie dissolue du héros et à sa déchéance programmée, beaucoup en auraient fait une clé, un élément de secours pour nous rassurer quant aux mensonges de ce père, aux faux-semblants de son existence, pour nous donner une raison valable à son suicide. Or pour Mia Hansen-Løve c'est une très simple et sobre façon de dire que le père a vécu avant sa femme, avant ses filles, que les choses sont plus compliquées qu'on ne le croit et qu'elles sont très simples à la fois. Pas de quoi tergiverser. Il n'y a pas de mystère à la noix ici, comme dans les mauvais romans, à moins de considérer comme telles la fatigue, la tristesse arrivée à un point de non-retour. Les faits sont là, ils sont filmés, simplement, et tout est à l'avenant. Et si l'on éprouve physiquement un manque, on est saisi parallèlement - et c'est ce qui nous sauve de toute tendance à l'accablement, car la cinéaste, contrairement à un certain nombre de ses contemporains sur des sujets similaires, n'a pas le projet de nous mettre à bas - par une forme d'émerveillement devant la seule présence de l'autre.




Mia Hansen-Løve se maintient dans la tentative d'arriver à faire venir au plan la présence des choses et des gens. Lorsqu'elle filme la fête où Clémence (Alice de Lencquesaing), la plus grande des trois filles du producteur, se rend avec son jeune ami scénariste, on pense évidemment au cinéma d'Olivier Assayas et à ce qu'il a eu de meilleur à ce jour, et l'on ne peut que se réjouir de voir que la réalisatrice tire de cette séquence à la fois son minimum et son maximum. En très peu de plans, très peu de temps, en ne filmant presque rien, au fond, elle semble dire la vérité des jeunes filles qui se rendent à des soirées dans des appartements haut perchés avec des garçons qui leur plaisent plutôt bien. Et l'on peut inverser les termes de la phrase à souhait. Elle dit comment nous sommes déjà entrés dans un appartement festif un soir, sans mot dire, avec peut-être un demi-sourire, timide et enjoué, et l'espoir peut-être de tomber amoureux, avant de rapidement trouver le balcon et de se pencher avec curiosité à la rambarde, au-dessus de la rue, pour fuir un instant le monde avant d'y retourner. Thierry Hentsch, dans l'à-propos de son dernier livre, Le Temps aboli : l'Occident et ses grands récits, écrit : "(...) la littérature n'est rien d'autre que la vie réfléchie, ressaisie, (…) elle est l'expression étonnante de ces moments très simples que tous les poètes cherchent à dire depuis toujours, et dont la fragile jouissance nous donne pour une étincelle d'éternité le sentiment d'être dans le Temps Aboli". Encore rédactrice aux Cahiers du cinéma, la future réalisatrice écrivait en novembre 2004 (N°595) à propos du Jeune Werther de Jacques Doillon : "Le Jeune Werther, notamment, est le seul film à avoir rendu, de façon aussi exacte, ce que fut l'ambiance, la musique intérieure de ces années-là, à Paris, pour des enfants de 13-14 ans. Le choc - répété lors des visions ultérieures - fut pour nous celui de retrouvailles inespérées ; cette délivrance a lieu quand une œuvre donne un caractère tangible à ce qu'on croyait voué au néant, confus, indicible". Les mots de la critique, comme chez ses aïeux de la revue, sonnent en manifeste par anticipation, en profession de foi d'une cinéaste prête à y aller. A la fin de la courte séquence de fête nocturne, Clémence se retrouve avec son ami dans le petit appartement parisien de ce dernier, et après avoir tourné un instant en rond dans un silence aussi gêné que complice, la jeune fille - qui a un profil et des cheveux que Mia Hansen-Løve a vus, a su voir, et filmer - s'allonge sur un canapé quand la caméra s'attarde un moment sur sa chevelure blonde un peu folle, placée presque au centre du cadre, qui se détache sur le vert du canapé dans l'obscurité du soir. Sentiment de première fois, d'ici et de maintenant, devant ce tableau. Idem quand la même jeune fille, tout de suite après, au lendemain de sa première nuit avec le jeune homme, s'installe seule dans un bar pour commander un café, ou un chocolat chaud. Il ne se passe rien. Rien du tout. C'est à peine si la caméra recadre en gros plan l'ovale de la demoiselle, qui tourne le visage vers la droite à plusieurs reprises. Et alors il n'y a que son profil, la lumière, un regard.




Pour donner un exemple imprécis et particulièrement difficile à décrire : au début du film, la caméra suit Grégoire, le producteur, ou le précède, en travellings et panoramiques, accroché à son téléphone portable dans ses pérégrinations parisiennes, et chaque cut nous propulse dans une nouvelle marche du personnage et une nouvelle conversation avec un énième correspondant invisible (cette invisibilité de l'autre aura son importance plus tard dans le film), chaque interlocuteur étant relié au personnage principal par des liens professionnels. Grégoire entre ensuite dans sa voiture et appelle sa femme et ses filles. Le téléphone passe de l'une à l'autre. Elles ne sont pas réunies, elles vaquent à leurs jeux et occupations, portable en main. Le montage alterné passe de Grégoire dans sa voiture à sa femme ou l'une de ses filles. Quand nous sommes avec le père, nous le voyons parler, puis entendons la réponse dans le combiné. Nous passons à un plan sur l'une de ses filles, qui lui parle, entendons la réponse du père dans le combiné, et la fill répond à nouveau. Et devant cette séquence on a le sentiment d'éprouver avec les personnages ce drôle de phénomène qui se produit quand on est en conversation téléphonique et que l'on s'adresse à l'autre comme si elle se trouvait dans notre environnement, avec nous, à nos côtés, l'imaginant dans notre propre décor, alors qu'elle est dans un cadre très différent. C'est une chose plutôt difficile à décrire parce que ce sont précisément ces choses invisibles, immanentes et furtives qui font la beauté du film à mes yeux.




C'est aussi le pouvoir des connotations qui est en jeu. Comme le dit Radiguet dans Le Diable au corps, qui a su ressaisir la vie et exprimer ces moments très simples que nous ne saurions dire : ce que nous aimons c'est d'abord une ressemblance. On peut se reconnaître dans le film de Mia Hansen-Løve. Il ne s'agit pas de se reconnaître soi mais de reconnaître quelque chose de soi, en soi. D. H. Lawrence a écrit dans Apocalypse : "Un livre une fois sondé, une fois connu, son sens fixé ou établi, il est mort. Un livre ne vit que tant qu'il a le pouvoir de nous émouvoir, et de nous émouvoir différemment : tant qu'à chaque relecture nous le trouvons différent. En raison du flot de livres superficiels qu'on épuise d'une seule lecture, l'esprit moderne a tendance à penser que tous les livres sont ainsi : taris en une fois". Le Père de mes enfants me fait l'effet d'un film qui n'est pas tari. Il ne faut pas croire qu'il s'agisse de se projeter dans une histoire et d'en retirer sa petite affaire personnelle, c'est bien plus long que ça.





Prenons un autre exemple. Celui de la panne d'électricité dans l'immeuble de la famille et dans la rue, vers la fin du film. Juste avant la coupure, à la question de la mère (Chiara Caselli, qui interprétait la femme de Scott dans My Own Private Idaho, et on pense au cinéma de Gus Van Sant dans le portrait de cette jeune fille confrontée au deuil, en proie au sentiment amoureux et en quête de filiation) : "Pourquoi vous ne voulez pas partir en Italie ?", l'une des petites filles répond : "Parce qu'on veut pas être loin de papa". Coupure, noir. Et dans le noir, le frère du père fait gentiment peur aux enfants en prenant une grosse voix tandis que la famille descend les escaliers à la lueur d'un briquet. Or le père, Grégoire, qui prenait ce même type d'intonations pour taquiner ses filles au début du film, est soudain présent à nouveau dans le noir de cette cage d'escaliers pleine de rires. On le sent présent, nous spectateurs, et on éprouve à nouveau son absence dès que la famille a débarqué dans la rue, sans que ce sentiment soit écrit, sans qu'il soit dit par les dialogues, sans qu'il soit appuyé. Cela se passe, avec un peu de chance, en nous.


Le Père de mes enfants de Mia Hansen-Løve avec Louis-Do de Lencquesaing, Chiara Caselli, Alice de Lencquesaing, Alice Gautier, Manelle Dris, Eric Elmosnino, Igor Hansen-Love, André Marcon et Magne Havard Brekke (2009)

7 commentaires:

  1. Quel bonheur ce film! Bravo pour ce très beau texte!

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  2. Très très bel article en effet Rémi, qui m'a donné envie de revoir le film que j'avais aimé mais vu dans de mauvaises conditions.

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  3. Merci, il faut le revoir oui, même quand on l'a découvert dans de bonnes conditions, le film n'en ressort que grandi.

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  4. Alors là ! C'est l'énigme complète ! Au jugé des critique, je pensais à un drame intéressant entre autre. Que nénni ! On (re)tombe dans ces films d'auteur qui n'intéressent qu'eux, leur famille par obligation et les bobos car çà fait bien ! Totalement indigeste, lent et long comme voir une souris tournée dans sa roue, d'une platitude lamentable, moins bien qu'un reportage sur un producteur de cinéma. L'émotion est au deuxième sous-sol ... bien cachée, les interprétations amatrices ridicules. Quant au scénario avec la première heure de voir un type déambulé avec portable et clopes pour sauvé financièrement sa boite ... ben ... bof. Le reste est pathétique. Un des must dans le classement des navets. Vous savez ? Ces navets qui ont le mérite de vous faire perdre du temps ! Et pourtant j'en ai vu des films ! Un joli zéro pointer !!!

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    1. J'ai l'impression que tes goûts sont aussi sûrs que ton orthographe...

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  5. Par ailleurs, le père Hansen Love est un professeur de philosophie tout à fait charmant à qui je tiens, ici, à rendre hommage.

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  6. Bravo pour ce bel article qui me donne envie de revoir très vite le film !
    J'ai beaucoup aimé la citation de DH Lawrence, qui me donne à penser. J'aime bien qu'on me donne à penser. D'autres aiment qu'on leur donne à dormir. Chacun sa chose.

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