31 août 2014

Date limite

Portes ouvertes à Joe G., ex-rédac chef du webzine musical C'est Entendu, qui a subi dans son intégralité et de son plein gré ce film et qui a éprouvé le besoin d'en parler, pour notre plus grand plaisir :

J'ai maté ça comme on mate passer un autobus qu'on ne prendra jamais. Tanqué comme jamais, aucune envie de voyager ni avant ni pendant ni après, j'ai regardé ce movie comme on mange un petit charolais de chez Macdalle : on n'en attend rien, on ne trouve pas ça très bon mais on ne s'en plaint pas. C'est l'histoire de deux gros gros tocards, et évidemment c'est un buddy movie en plus d'être un road movie de mes deux. Deux quoi ? Deux gros connards ensemble, et forcément ça devient des amis de toujours, l'ennemi de mon ennemi est mon ami, et l'ennemi ici, c'est le spectateur, alias "homme de bonne volonté", parce qu'aucune femme ne peut s'encaisser ce film, m'est avis, à moins d'avoir de sérieux problèmes psycho-lesbiens ou au contraire d'avoir envie de forniquer Robert Downey Jr. au point d'encaisser chaque merde dans laquelle il tourne, dans les deux cas, les meufs en question sont un peu just'. C'est l'histoire d'un architecte arrogant et limite nervous breakdown qui va pas tarder à être papa et qui, de retour de Kansas City, Texas, est en passe de prendre l'avion pour rentrer à L.A. et voir sa femme se faire césarienner. Un gros connard, ce mec. Évidemment il tombe dès l'aéroport sur un gros lard super con (Zach Galifiananiasalakis) qui vient de paumer son reup et qui part à Hollywood pour devenir acteur. Lui il est sujet à la narcolepsie, à la connerie, à des oublis et à son toutou chéri. Un gros connard, lui aussi.




Évidemment, il va arriver au premier un gros paquet d'emmerdes à cause du second, et ils vont devoir rouler jusqu'à L.A. pour arriver à temps et assister à l'accouchement. C'est en gros pas mal inspiré de Planes, Trains and Automobiles (Un ticket pour deux, ndlr) de John Hughes (avec Steve Martin et John Candy) qui était une chouette comédie sachant que les deux personnages étaient des mecs attendrissants, gaffeurs mais sympas. Ce faux remake est évidemment l'occasion de booster l'original façon Holly"mate-mes-rouston"Wood avec cascades en tous genres, coups de feu, drogues, etc. C'est très très con et là où la morale du film de Hughes était un truc du genre "il fait des conneries mais c'est parce qu'il va vraiment mal, accepte-le dans ta famille toi qui es heureux", là on voit surtout un gros relent de pitié dans le personnage de Downey JR lorsqu'il accepte de revoir Galifientes à la fin, sur le thème "il est laid, con et je le hais, mais il m'a sauvé in extremis de la situation pourrave dans laquelle il m'avait foutu, il a pas un mauvais fond même si c'est un gros enculé et que je vaux mille fois mieux que lui". Les scènes où Downey tabasse son "ami", le traite de connard ou crache à la gueule de son chien sont particulièrement éloquentes.




C'est, in fine, l'histoire de deux merdes humaines, l'une qui fait pitié, l'autre capable d'en éprouver un peu malgré son pédant complexe de supériorité, l'histoire de deux gros amerloques de mes deux. Mes deux quoi ? Mes deux centimes. J'ai maté le film sans broncher, ça se mate.


Date limite de Todd Phillips avec Robert Downey Jr. et Zach Galifianakis (2010)

28 août 2014

Royal Affair

Danemark, fin du XVIIIème siècle. Caroline Mathilde, fraîchement débarquée d'Angleterre, devient l'épouse du roi Christian VII et, par conséquent, Reine de Danemark. Entre le roi et la reine, ce n'est pas l'amour fou. Le premier est mentalement instable et laisse s'épanouir une politique ultra conservatrice et rétrograde dictée par des nobles incompétents qui se servent de lui comme d'une simple marionnette. La seconde s'ennuie à mourir et se réfugie dans ses lectures : Rousseau, Voltaire, Montesquieu, elle s'imprègne ainsi des idées des Lumières. L'arrivée, à la cour du roi, du comte Struensee va bouleverser ce petit monde et avoir un impact décisif sur la vie politique du pays, voire du continent tout entier. Struensee devient le médecin personnel du roi, mais aussi son ami le plus proche et le plus influent. Il partage également les convictions de la reine et celle-ci aura tôt fait d'être séduite puisque le toubib a en outre la classe et les traits du grand Mads Mikkelsen.




Royal Affair est le film danois qui a raflé le plus de récompenses en 2012. Je redoutais une bestiole de foire terriblement académique et empesée, je m'en suis donc longtemps tenu éloigné avant de m'y risquer, poussé par la présence en tête d'affiche de l'acteur Mads Mikkelsen, que j'apprécie tout particulièrement (pour ses rôles dans Pusher 2, Lumières dansantes, The Door et Michael Kohlhaas, entre autres). J'ai été très agréablement surpris. Académique, le film l'est plutôt, mais il parvient tout de même à éviter les lourdeurs de la reconstitution d'époque et les raccourcis faciles qu'empruntent généralement ce genre de drames historiques. La mise en scène de Nikolaj Arcel surprend peu et offre de rares moments d'éclats mais ne commet aucune faute de goût et fait même quelques choix très judicieux (je pense notamment à ce final très sobre où l'on quitte très dignement et en silence le beau personnage de Struensee).




La plus grande réussite du cinéaste est de ne délaisser aucun des trois personnages ; ils sont tous, à parts égales, au cœur du film. On est heureux de pouvoir s'assurer progressivement que le roi n'est pas un cliché ambulant, son personnage existe bel et bien, et l'acteur qui l'incarne, justement récompensé au Festival de Berlin, n'y est certainement pas pour rien. Mikkel Følsgaard offre une prestation tout en nuance qui participe à éloigner définitivement son rôle de la caricature. L'évolution des rapports qu'entretient le trio, et tout particulièrement l'étrange d'amitié qui unit le roi à Struensee, est très adroitement dépeinte. On redoute toujours des réactions attendues, celles que l'on rencontre trop souvent dans les films hollywoodiens, et ce notamment quand le roi découvre le pot aux roses, mais les personnages ne s'insèrent jamais dans ces schémas archi rebattus et c'est donc tout particulièrement vrai en ce qui concerne Christian VII.




Mads Mikkelsen est une nouvelle fois parfait. Malgré sa tronche reconnaissable entre mille, le beau danois fait partie de ces trop rares acteurs qui parviennent à donner vie à chacun des personnages qu'ils interprètent. C'est encore le cas ici. Avec trois fois rien, son Struensee prend vie et gagne peu à peu une vraie ampleur. Il suffit également de quelques regards adressés à la reine pour que l'on comprenne l'attirance qu'il éprouve et pour que leur passion soit tout à fait crédible, vivante. Quant à la reine, elle est incarnée par la suédoise Alicia Vikander qui paraît idéalement choisie. Elle est assez charmante mais n'est pas non plus une beauté à l'allure tapageuse. On peut comprendre que le roi ne ressente aucune excitation pour elle et préfère passer ses nuits au bordel, car elle dégage quelque chose d'assez froid. Mais quand Struensee fond pour sa grâce discrète, on le pige totalement aussi, et le réalisateur Nikolaj Arcel parvient alors subtilement à nous rendre l'actrice plus attirante. On regrette cependant que le cinéaste ne s'épanche pas davantage sur les premiers émois de la reine et Struensee, car cela aurait sans doute donné plus de force à leur amour naissant.




On se plaît à suivre les magouilles du petit couple pour gagner de l'influence sur le roi afin d'appliquer, d'abord à travers lui, une politique libérale et humaniste, avant que Struensee prenne clairement les rênes du pouvoir et finisse par se mettre à dos toute la cour. Ce drame historique est limpide, fait avec soin et une réelle intelligence. Bien aidé par un trio d'acteurs irréprochables, Nikolaj Arcel réussit très adroitement à nous intéresser à un épisode décisif de l'histoire danoise qui eut des répercussions dans l'Europe entière. Le double aspect du film, la romance entre la reine et Struensee d'un côté, et l'intrigue historico-politique de l'autre, fonctionne donc parfaitement. Royal Affair est une modeste mais vraie réussite, qui a su me captiver d'un bout à l'autre.


Royal Affair de Nikolaj Arcel avec Mads Mikkelsen, Mikkel Følsgaard et Alicia Vikander (2012)

26 août 2014

Texas Killing Fields

Film sans intérêt, sans surprise, sans qualités. Parlons des personnages de ce Texas Killing Fields, ah ben non, y'en a pas ! Ils n'existent tout simplement pas... On a droit en vrac à un flic du genre nerveux, Mike Soudeur, tête brûlée, gros bras, attardé profond, peur de rien, peur d'un chien (Sam Worthington), qui fait fi des consignes de ses supérieurs pour aller aider la femme dont il est divorcé, flic de métier elle aussi (Jessica Chastain), au cœur d'un district malfamé. Son binôme, Marcel Patulacci (Jeffrey Dean Morgan), gardien de la paix avant tout, est plus raisonnable, plus âgé, type grand cœur fatigué de suivre des détraqués et prêt à se sacrifier pour secourir une fille de pute (c'est pas une insulte, c'est dans le script) qu'il considère comme sa propre enfant, et qui sera sauvée in extremis tandis que le tueur libidineux bigleux et chauve sur le point de lui faire la peau finira, vous l'auriez senti venir, par être arrêté.




Ce que je viens de vous résumer là c'est absolument tout ce que contient le scénario, ni plus ni moins, je n'abrège pas. Les personnages s'en tiennent rigoureusement à ce minimum-là. Il n'existent bel et bien pas. Et les acteurs qui les incarnent non plus. Sam Worthington est encore plus paraplégique que dans Avatar, Jeffrey Dean Morgan est un Javier Bardem au rabais, et Jessica Chastain, même si son charme opère à nouveau, est encore plus sous-exploitée que dans The Tree of Life, puisque la flic qu'elle incarne n'apparaît à l'image que trois minutes à tout casser, ne sert scrupuleusement à rien, et ne fait même pas de tourniquet dans des jardins publics. Seule la jeune Chloë Moretz, déjà remarquée dans Hugo Cabret, confirme ici son talent dans un rôle beaucoup moins enfantin que celui qu'elle campait chez Scorsese. L'actrice est depuis apparue dans quelques films beaucoup moins recommandables, de Dark Shadows à Carrie, la revanche, et n'y a pas autant brillé (pour ne pas dire qu'elle y tutoyait le ridicule). Espérons qu'elle regagne ses galons dans le dernier film d'Olivier Assayas. Quoi qu'il en soit, elle rejoint la petite Elle Fanning dans la course aux jeunes comédiennes américaines les plus prometteuses, et en fin de compte, sa présence étonnante, son visage ultra expressif et son charme étrange sont le seul intérêt de Texas Killing Fields, qu'on se le dise.




Malheureusement la réalisatrice, Ami Canaan Mann (joli blaze, y'a pas à dire, comme quoi ça ne fait pas tout !), la fille de Michael Mann, qui a donc produit le premier film de sa progéniture, ne fait pas grand chose du potentiel de la petite actrice, comme elle ne fait rien des autres membres du casting, de son non-scénario, et de tout ce qui s'en suit, rien qui ne sera oublié très vite. Le film ne tire aucun parti de son décor marécageux (la mise en scène s'y embourbe joyeusement, pour faire un jeu de mot digne du magazine Première), et le script est d'un déjà vu à toute épreuve. L'affiche parle de 60 cadavres et promet un Texas Killing Spree alors qu'il n'y a que quatre ou cinq macchabées à l'écran (pas que je sois un grand fan de barbaque mais quand on annonce un truc on s'y tient). Elle évoque aussi un tueur "insaisissable" que nous aurons reconnu dès sa première apparition, au bout de dix minutes de film, et qui, en prime, finira par être saisi... Et pourtant je ne suis pas doué en général pour jouer aux devinettes devant les films policiers, d'abord parce que je manque de pratique, n'ayant moi-même jamais rien traqué à part quelques films sur le net, ensuite parce que le plus souvent je m'en fous royalement, pouvant apprécier les belles intrigues policières, par exemple celles des films noirs de l'âge d'or, sans forcément passer mon temps à échafauder des hypothèses. Mais si moi, avec ma gueule enfarinée, si moi j'ai tout pigé au bout de cinq minutes à ce film de traque qui n'a aucun autre argument à sa disposition, je n'ose imaginer l'ennui qui frappera les amateurs du genre, lesquels auront en prime le sentiment de revoir ce maigre polar pour la millième fois. Ne perdez pas une heure et demi devant un film que vous aurez totalement oublié une demi heure après.


Texas Killing Fields d'Ami Canaan Mann avec Sam Worthington, Jeffrey Dean Morgan, Jessica Chastain et Chloë Grace Moretz (2011)

20 août 2014

Sans plus attendre

La tagline de ce film, quand on a vu le film, fait encore plus mal : "Pour eux, c'est maintenant ou jamais" : ce ne sera donc jamais. En 2004, Rob Reiner a su réunir deux monstres sacrés, deux éléphants du Parti Socialiste, le meilleur acteur, Jack Nicholson, et l'autre meilleure acteur, Denzel Washington, remplacé au pied levé par le troisième meilleur acteur, Morgan Freeman. Devant l'affiche on se surprend à rêver. On aimerait être assis entre ces deux vieux cons morts de rire et taper le carton en leur proposant quelques samosas bien gras. Nicholson et Freeman ne s'étaient jamais croisés sur un écran, souvent frôlés mais jamais croisés. A l'époque de Viol au-dessus d'un nid de coucou, Morgan Freeman était pressenti pour jouer le rôle du grand indien muet, qui du coup serait devenu un grand éthiopien bavard comme une pie. En réalité Morgan Freeman n'était pressenti dans ce rôle que par lui-même, lui qui vivait encore au Caire à cette époque-là, mais à force de le répéter d'interview en interview tout le monde a fini par croire qu'il avait vraiment failli jouer dans ce film. En 2004, Reiner a eu l'idée de réunir ces deux géants de l'acting mais il a fallu attendre trois piges pour qu'ils soient enfin libres en même temps, Morgan Freeman s'étant enfin épargné un énième rôle de second couteau peu loquace dans les mille films par an de Clint Eastwood et Nicholson ayant refusé de doubler davantage de documentaires animaliers, passant à côté de la voix du papa manchot dans La Marche de l'Empereur au profit de... Morgan Freeman.




Connaissant le rire communicatif de Morgan Freeman, et le talent comique jamais suffisamment employé de Nicholson, on s'attendait à se poiler sévère devant cette comédie tombée du ciel. Tombée du ciel car on ne s'attendait plus à la réunion providentielle de ces deux éléphants sacrés du Parti Socialiste (déjà faite, mais faut bien remplir). Eux non plus ne l'espéraient plus et pourtant ils l'ont fait. Sur le papier, le film nous propose une heure et demi de détente absolue, d'éclate totale, la bande-annonce était un modèle du genre, avec deux vieillards bien décidés à cramer leurs dernières journées avant de clamser. Leur bucket-list (l'équivalent d'une "to do list" pour la traduction franglaise, et pour la traduction anglaise : "bucket-list" vient de "to kick the bucket" qui veut dire "casser sa pipe", autrement dit clamser) ? Du côté de Nicholson, dans le rôle d'une sorte de banquier retraité atteint d'une sévère tumeur à la raie : se faire sa vieille cousine Bèthe, s'acheter un gros chien des Pyrénées et l'appeler "Pas" vu qu'il compte justement ne "pas" l'appeler, bouffer un chinois pour la première fois de sa vie, mais littéralement, bouffer une personne de nationalité chinoise, apprendre à jouer du tambourin en rythme et, plus classique, sauter en parachute en bouffant un kebab juteux sans en foutre partout. Du côté de Freeman, dans le rôle du ménestrel, bientôt simplement mort de vieillesse car putain de vieux : s'écouter un bon vinyle de Chet Baker en fumant des mauves, traiter des blanches, ne pas se faire refouler en boîte, baiser un panda roux, refaire à l'envers le trajet du commerce triangulaire mais en yacht et en fouettant des culs, chier sur le sommet de la Grande Pyramide de Kellog's afin de voir quelle face de l'édifice choisit sa merde pour dégringoler lentement, chier sur les lignes de Nazca puis comprendre leur signification avant de mourir, puis faire un petit pont à ce gros vantard de Roi Pelé à moitié mort et lui foutre un grand coup de pied au cul une fois contourné. 




Au lieu de ça, on a droit à une première heure en huis-clos hospitalier où nos deux compères se détestent cordialement et se font des batailles de moko en restant plantés chacun dans son lit. Et puis on attend le fameux fantasme de l'infirmière qui viendra illuminer tout ça mais on ne voit passer que d'autres vieilles énormes qui ont elles aussi leur bucket-list gravée sur le cul, en butt-tatoo morbides, et qui espèrent passer l'arme à gauche avant leurs patients ultra chiants. Et quand vient le moment d'exaucer les vœux des personnages et le nôtre, c'est la deuxième heure de ce si long film qui commence, film qui n'est lui non plus pas pressé de crever bien qu'agonisant devant nous, et c'est Rob Reiner qui se transforme en censeur de mes deux et qui décide qu'on ne rigolera pas, lui qui chaque matin du tournage était de mauvais poil parce que sa place 'handicapé' sur le parking du studio était systématiquement encombrée par le buggy de Freeman alors que son statut d'homme-tronc obèse à 280% lui donnait le droit de se garer là. Nos deux héros vont bien en Égypte mais pas pour chier sur le sommet de la huitième merveille du monde, juste pour déguster un bon kefta au pied du Sphinx sous un coucher de soleil issu des pires cartes postales dont Reiner raffole. On les voit bien sauter à l'élastique avec une caméra embarquée accrochée à leur col (pour des effets de cinéma affreux, puisqu'on voit les deux acteurs peu habitués à la chose se débattre comme les chiens font pour se débarrasser de morceaux de scotch encombrants), mais autant regarder La Chasse au Trésor, présentée par le précieux Sylvain Augier (si t'es toujours vivant, n'hésite pas à laisser un commentaire).




Sans plus attendre de Rob Reiner avec Jack Nicholson et Morgan Freeman (2007)

18 août 2014

Retreat

Présenté au PIFF (Paris International Film Festoche) en 2011, Retreat n'a pas été jugé suffisamment bon pour sortir en salles dignement. Y'a-t-il une justice à cela ? Oh que oui ! Quid du pitch ? Cillian Murphy et Thandie Newton forment un couple de derrière les fagots. Profitant des vacances, ils décident de se "retrouver" sur une île au large de la Grande-Bretagne pour vivre, isolés, dans une chaumière typique, histoire de faire rejaillir l'étincelle entre eux. De temps en temps, un vieillard loquace, pêcheur de son état, vient leur apporter quelques légumes et du poisson frais. Jamais rien de bien excitant, jusqu'au jour où le vieux pêcheur ne donne plus aucun signe de vie et la radio CB implose. Tout contact avec le continent est ainsi perdu et nos deux tourtereaux se trouvent bien emmerdés.




Condamné à une colocation forcée, le couple bat plus que jamais de l'aile. Thandie Newton est toujours collée à son écran d'ordinateur pendant que Cillian Murphy, tête basse, prépare la bouffe et fait la vaisselle. Cette situation pénible nous vaut quelques dialogues savoureux quand Cillian Murphy, à cran, se laisse un peu aller et relâche la pression. "Ooohooh ! Passe pas ta vie sur le net, y'a une vie en dehors du net !" se met-il soudainement à hurler, les manches remontées et les mains, sur les hanches, encore pleines de savon, à la 14ème minute du film. "T'es marrant, c'est toi qui m'as amenée sur cette île à la con, assume ! Moi je reste connectée !" lui rétorque son impitoyable compagne. Murphy insiste : "Barre-toi du net ! Ras-le bol du net ! Décroche ! Décolle ! Déconnecte !". "C'est ça ouais, cause toujours tu m'intéresses. Et fous l'camp de devant mon ordi, tu nuis au wifi !" enchaîne Newton. Une autre scène de ménage particulièrement tendue se termine sur un dialogue plus étonnant encore. Alors qu'elle se tient assise en face de lui, Thandie Newton réplique à un Cillian Murphy totalement impuissant, qui lui demandait timidement de bien vouloir mettre le couvert : "Je ne peux pas te répondre, je n'ai plus beaucoup de batterie", ce à quoi son penaud compagnon répond, médusé, "Mais on n'est pas au téléphone ni sur MSN Messenger ! Je suis là ! Pile en face ! Pile en face ! Lààà !". Suite à cet échange étrange et fort en décibels, Newton chausse ses bottes et claque la porte. C'est alors qu'en se promenant seule sur la plage, elle découvre un drôle de type en tenue de militaire échoué sur le rivage, inanimé. Croyant bien faire, elle le ramène à l'auberge. A son réveil, l'homme annonce à ses hôtes qu'un terrible virus s'est répandu sur la planète : l'île sur laquelle ils se trouvent serait ainsi l'un des rares coins du globe qui n'aurait pas encore été atteint par la pandémie. C'est à partir de ce moment que le scénario du film devient de plus en plus fou !




Tout le jeu du réalisateur, qui signe là son premier film, consiste bien entendu à nous faire douter de l'honnêteté du nouvel arrivant, incarné par un Jamie Bell méconnaissable, qui semble avoir pris 10 ans dans la tronche depuis son rôle très remarqué de danseuse étoile dans Billy Elliott ! Régulièrement surpris en train de mater le ferme boulard de Thandie Newton, l'attitude de Jamie Bell déplaît beaucoup à Cillian Murphy et la tension monte très rapidement entre les deux hommes. De son côté, Thandie Newton a l'air bien contente d'être devenue le centre de toutes les attentions et, quand le générateur pète et les prive d'électricité, elle vit étonnamment bien le fait d'être coupée, une bonne fois pour toutes, de son petit monde virtuel. Quant à nous, on regrettera que ce personnage méprisable soit incarné par une si misérable actrice, qui justifie mal que deux gaillards se plient en quatre pour s'accorder ses faveurs. Thandie Newton passe tout le film à singer de façon très ridicule l'accent anglais, elle qui est, si je ne m'abuse, d'origine latino-zambienne. Cela donne quelque chose de tout à fait insupportable aux oreilles. A la vue, par contre, il faut bien reconnaître que l'actrice conserve un peu de ce charme qui lui a ouvert les portes des studios de cinéma hollywoodiens à l’orée des années 2000. Elle est encore l'une de ces rares actrices blacks que tout le monde s'arracherait, avec peut-être Jada Pinkett-Smith, Whoopie Goldberg et Zoe Saldana. C'est très moche de ma part de dire ça comme ça, alors prions pour que ça passe inaperçu.




Le reste du film est une vaste partie de poker menteur où tout est fait pour que l'on pense que Jamie Bell n'est pas un type fiable. Le spectateur un peu éclairé aura donc tôt fait de comprendre qu'il l'est bel et bien et ne raconte pas de cracks. Une terrible pandémie s'est effectivement abattue sur la Terre et c'est pour cette raison que Jamie Bell veut barricader la maison. Pour ce faire, il s'en prend à tous les objets en bois qui lui passent sous la main. A commencer par de belles chaises en osier, sacrifiées, qu'il casse sans relâche, pendant près d'une heure de film ! Le plus insupportable étant qu'il s'en prend vraiment à de très belles chaises, on se dit forcément "Ah putain, j'en cherchais justement une comme ça pour mon living room !". Face à la folie destructrice de son nouveau colocataire, Cillian Murphy décide d'un commun accord avec Thandie Newton de s'enfuir par le vélux pour aller vérifier l'état du monde extérieur. A son retour, il tousse du sang et vomit de la bile, mais "No problemo, ça m'arrive souvent" dit-il. Ok... Il crève peu de temps après. Un flingue sur la tempe, Jamie Bell avoue alors à Thandie Newton qu'il est un véritable bouillon de culture sur pattes. Un microbe ambulant qui s'est échappé d'une base secrète et qui a échoué sur cette île perdue. Twist ! S'il barricadait la maison et empêchait par tous les moyens aux deux autres de fuir, c'était pour mieux protéger la Terre entière du danger mortel qu'il porte en lui. Pourquoi ne s'est-il pas immolé par le feu, se demande-t-on alors. Jamie Bell est un soldat qui a la notion de sacrifice dans le sang, en particulier quand cela implique de véritables bijoux en osier, mais quand ça le concerne lui directement, faut pas pousser. Tu parles d'un film à la con ! Le dernier plan du film est un hélico qui surgit derrière une falaise et abat froidement Thandie Newton alors qu'elle essayait de s'échapper à la nage. Au large les contagieux !


Retreat de Carl Tibbets avec Cillian Murphy, Jamie Bell et Thandie Newton (2011)

13 août 2014

Sunhi

Le dernier film en date de l'hyperactif Hong Sang-Soo, Sunhi, renoue assez avec le modèle de Ha ha ha, l'un des récents souvenirs agréables parmi tous ceux laissés par l’œuvre du cinéaste. Presque uniquement constitué de longs plans séquences, ponctués de zooms avant et arrière réguliers, arbitraires et joyeux, le film nous laisse savourer de grandes conversations entre une étudiante en cinéma et trois hommes : Moon-soo, son ex, cinéaste débutant ; le professeur Choi, dont elle espère une lettre de recommandation qui lui permettrait de poursuivre ses études aux États-Unis ; et Jae-hak, autre prof de cinéma et réalisateur, dépressif, reclus chez lui. Buvant du Soju jusqu'à plus soif, et formant l'air de rien un losange amoureux qui s'ignore, les personnages sont, comme souvent chez Hong Sang-soo, pris dans des boucles répétitives sans issues. Moins complexe que Ha ha ha, le film est aussi plus clair, plus plaisant peut-être, ses personnages mieux définis et plus touchants, par exemple quand survient ce gimmick du baiser inattendu en pleine rue, qui fait directement écho à la plus belle scène de The Day he arrives.




Sunhi, interprétée par la ravissante Yu-mi Jeong, porte le nom du soleil et attire à elle les trois hommes évoqués ci-dessus. Qu'on essaie de l'en empêcher n'est d'aucune utilité, c'est ce que tente un jeune homme mal avisé au tout début du film, qui se fera hurler dessus sans ménagement par la jeune femme excédée, sorte de déesse courroucée. Sunhi n'hésite pas à héler ces messieurs depuis des postes surplombants (l'étage d'un bar, la terrasse d'un autre, restaurants qui portent eux aussi le nom de l'astre au centre de notre système) afin de leur faire lever la tête vers elle, de les illuminer de son rayonnement et de les capturer dans son orbite. Palabrant et séduisant trois hommes lors d'un bref séjour avant un départ définitif, Sunhi est en quelque sorte le pendant féminin de Gaspard (Melvil Poupaud) dans Conte d'été, naviguant à vue entre Margot (Amanda Langlet), Léna (Aurélia Nolin) et Solène (Gwenaëlle Simon). Chez Rohmer, Gaspard écrit une chanson de marin pour Léna avant de l'offrir à Solène, circulation de la musique parmi les amants qui est l'un des beaux motifs de Sunhi, quand la même chanson sentimentale traditionnelle revient à trois reprises, par hasard, aux oreilles des personnages.




Prêter les mots de l'un à l'autre, c'est aussi ce que font les trois amoureux de la belle Sunhi, qui répètent les formules toutes faites déjà entendues quand ils doivent qualifier la jeune femme ("gentille", "courageuse", etc.). De sorte que Gaspard se retrouve à la fois dans Sunhi et dans ses trois prétendants, notamment dans leur inconstance (le professeur de Sunhi réécrit du tout au tout sa lettre de recommandation dans l'espoir de séduire la jeune femme, qui séduit simultanément ses trois soupirants, tandis que Margot reprochait très justement à Gaspard de louvoyer entre ses demoiselles et de se retourner avec le vent) et dans leur spontanéité (Sunhi embrasse tout d'un coup son professeur, entre deux pas, comme Gaspard embrassait Margot entre deux mots). Mais tout cela n'est que conversations sans fin (marchantes chez Rohmer, assises chez Hong Sang-Soo, avec toujours ces tables dans la perpendiculaire du plan qui séparent les parleurs, l'émotion naissant quand la frontière est transgressée), et dilution du temps vacant d'une jeunesse incertaine dans des jeux amoureux sans conséquences. Sunhi ne sait pas plus qui elle est (finissant par s'attribuer les adjectifs vides que plaquent sur elle ses courtisans) que Gaspard (qui à force de redéfinir son caractère avec conviction finissait par diluer les contours de sa personnalité), et tous les deux finiront par disparaître vers leur art (le cinéma pour elle, la musique pour lui), abandonnant leurs satellites d'un seul automne, ou d'un seul été, non sans mélancolie.


Sunhi de Hong Sang-Soo avec Yu-mi Jeong, Kim Sang-joong, Lee Seon-gyoon et Jeong Jae-yeong (2014)

10 août 2014

Rachel Rachel

Ils doivent se compter sur les doigts de la main les cinéastes qui ont voulu et su filmer une femme. Pas seulement sublimer le corps féminin en portant sur lui un regard masculin, ce que beaucoup de cinéastes ont fait et parfois très bien fait, ni même simplement composer quelque beau personnage de femme au sein d'un ensemble plus vaste, mais consacrer toute son attention à une femme, regardée pour elle-même et mise au cœur de l’œuvre pour en être le sujet autant que la pulsation. Paul Newman fait assurément partie des rares qui auront filmé une femme de cette façon-là, et dès son premier coup d'essai (Rachel Rachel est son premier film, on retrouvera cette façon de filmer les femmes, enfant ou adulte, quatre ans plus tard, dans le remarquable De l'influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites).




Il est tentant, en ce sens, de comparer Newman à un autre acteur-cinéaste de la même période : John Cassavetes. On peut d'ailleurs trouver d'autres points de comparaison entre les deux hommes, qui sont sans aucun doute deux des plus beaux spécimens mâles sortis d'Hollywood (dans le sens où ils y sont apparus et où leurs réalisations en ont plus - Cassavetes - ou moins - Newman - débordé les frontières), et qui ont tous deux filmé leur épouse : Gena Rowlands pour Cassavetes, Joanne Woodward pour Newman. Orson Welles aurait pu compléter le trio d'acteurs-cinéastes tombeurs ayant filmé leurs femmes, mais je ne crois pas qu'il ait filmé Rita Hayworth de cette manière-là, sans le prisme de la séduction, sans distance admirative, sans désir masculin. Ce qui ne l'empêche pas de l'avoir sublimement filmée, entendons-nous bien. Mais chez Newman comme chez Cassavetes, on trouve cet amour peut-être plus immense qui consiste à regarder la femme en face, pour ce qu'elle est, à filmer l'autre, par exemple, tel qu'elle se vit - et particulièrement enfant - quand elle ne se sent pas regardée.




Rachel Rachel est passionnant par le portrait qu'il dresse d'une institutrice marquée par le métier de croque-mort de feu son père (très beaux flashbacks sur la jeunesse du personnage, petite fille blonde sérieuse, confrontée à la mort et prête à se la coltiner plus que de raison pour obtenir l'intérêt et l'amour de son père), désormais prisonnière d'une mère veuve et possessive. Rachel est une célibataire esseulée et soumise, assaillie de désirs intempestifs, envahissants et presque inquiétants (Newman joue simplement mais très efficacement sur les faux-raccords dans un montage brusque et troublant qui substitue à la réalité les visions sexuelles fantasmatiques étranges de son héroïne). Les divagations mentales de la jeune femme, de natures diverses, sont là dès l'ouverture du film, quand elle se réveille dans sa chambre, se parle à elle-même et se revoit petite fille tandis que sa mère vient la chercher pour "aller à l'école", phrase qui résume toute l'inertie d'une vie monotone passée à vieillir dans un village de campagne sans surprise.




Sur le chemin du travail, Rachel a ensuite des absences, et se voit par exemple en train de lécher la main du directeur de l'école. Pas loin de s'enliser dans une enfilade d'hallucinations, elle frôle le délire quand son amie la convie à l’Église, où un prêtre surexcité invite ses ouailles à se tenir les mains, contact physique qui est au nœud de la névrose du personnage. Et rien ne s'arrange quand sa collègue (incarnée par Estelle Parsons, la mémorable épouse hystérique de Gene Hackman dans Bonnie and Clyde) l'embrasse soudain à pleine bouche. A travers ce beau personnage, Newman évoque aussi l'homosexualité féminine, sur un plan intime plutôt que social, assez éloigné donc d'un film comme La Rumeur de William Wyler, avec ses deux institutrices soupçonnées d'homosexualité, jouées par Shirley MacLaine et Audrey Hepburn. Si bien qu'à la longue, Rachel pourrait devenir une fausse-jumelle de Carole, le personnage de Catherine Deneuve dans Répulsion...




Mais quand elle retrouve une vieille connaissance, un ancien camarade d'enfance revenu au pays, le personnage de Rachel, jeune femme solitaire, perdue, si désespérée qu'elle se jette au cou du premier homme venu, avec sa frange blonde et son air négligé, évoque plus directement l'héroïne éponyme du Wanda de Barbara Loden, tourné l'année suivante. Loden, dans son unique et incroyable film, a voulu et su elle aussi filmer une femme, en des temps où c'était bien rare, et avec une force peu commune. Si Newman signe un film moins radical et moins puissant que celui de Loden, il a le mérite de présenter un autre intérêt majeur : être un homme et filmer une femme en évinçant toute notion de désir ou de convoitise au profit d'un regard à la fois direct et saturé d'amour. Car c'est avant tout la présence de Joanne Woodward, la présence absolue de cette femme, qui fait événement. Elle est plus éclatante ici, déjà relativement loin de la jeune première qu'elle fut et pratiquement sans maquillage, que dans un film comme Feux d'été, antérieur de dix ans, où, toute en beauté, elle séduisait son Newman, alors acteur, dans un rôle tout trouvé d'irrésistible pyromane. Filmée dans sa nature, la présence brute et évidente qui se dégage de la moindre des expressions de l'actrice, de la moindre inflexion de son visage, de son sourire mutin, innocent, sincère et enfantin, comme de ses traits défaits par la tristesse, conjugué à un personnage fin et d'une grande humanité, nous maintient fascinés et émus d'un bout à l'autre du film.


Rachel Rachel de Paul Newman avec Joanne Woodward, James Olson, Kate Harrington, Estelle Parsons et Donald Moffat (1968)

7 août 2014

Le Masque de la mort rouge

Roger Corman, en adaptant The Masque of the red death d'Edgar Allan Poe, a su que tout résiderait dans un certain mot du titre, l'adjectif de la mort, la rougeur de cette peste qui saigne le peuple et dont rit insolemment le terrible prince Prospero, seigneur esclavagiste perché dans son château orgiaque, signataire d'un pacte avec le diable. Le film de Corman mise tout sur la couleur, de la rousseur de la ravissante Jane Asher, celle de Deep End, à la pâleur de l'excellent Vincent Price, en passant par le monochrome bleu angoissant du semblant de nuit perpétuelle qui cerne le château, seul écrin préservé de la maladie pestilentielle qui ronge le monde. La puissance plastique de ces couleurs vives juxtaposées par aplats (lesquelles menaçaient le film de tomber dans le kitsch et le maintiennent pourtant du côté du beau) explose dans la somptueuse scène du banquet masqué, où, par des effets aussi visibles et, quelque part, aussi émouvants que les raccords déguisés d'Hitchcock dans La Corde, le rouge contamine brutalement les images et les convives, les noie comme il engloutit les mille autres couleurs de la fête morbide.




Et comment oublier, dans l'ultime séquence du film, ces anges de la mort bleue, jaune, verte, blanche, mauve et, bien sûr, rouge, qui hantent le bois. Ce ne sont pas tant des hommes, des mages, des prêtres noirs ou des démons, que des couleurs debout. Vivantes et incarnées. La mort faite couleur, la voilà qui défile solennellement dans une forêt dévitalisée, en marche pour boire les dernières teintes du monde. 




La contamination triomphe lors de la nuit des masques, où la maladie, c'est dans sa nature, avance évidemment masquée, mais où elle est la seule à se montrer telle qu'elle est quand tous les autres portent des déguisements temporaires et rient de leurs cruels jeux de dupes. C'est parce qu'il vit dans le mensonge et l'aveuglement, dans l'illusion bouffonne que les murs de son château le défendront de la mort et qu'un carnaval grotesque maintiendra la mort du monde dans l'oubli, que Prospero ne reconnaît pas la mort rouge, toute honnête, lorsqu'elle s'avance vers lui. Et c'est parce qu'ils portent tous un masque que le prince et ses convives ne voient pas la peste en marche, retour du refoulé. La contamination peut alors commencer, et ce sera avant tout celle du montage, chacune des coupures "masquées" (elles aussi), qui font passer les plans sous un filtre rouge, valant pour autant de frontières conquises par le mal.




Et de même qu'il a judicieusement tout misé sur le dernier mot du titre (en version française, mais ma transition est à ce prix), Corman place un atout majeur sur le générique final de son œuvre, probablement l'un des plus beaux de l'histoire du cinéma, à rapprocher peut-être du générique d'ouverture très graphique du Bal des vampires de Roman Polanski, avec lequel Le Masque de la mort rouge partage par ailleurs une outrance faussement parodique et profondément poétique, un sens aigu de l'ornementation, une incroyable aptitude au merveilleux et, érotisme élégant oblige, une rousse dans son bain. Au générique final du Masque de la mort rouge, une main figée, morte quoique animée, entre à plusieurs reprises dans l'image par le bord inférieur du cadre et dispose une à une sur l'écran les cartes du tarot. Cela semble bien peu, dit comme ça, mais c'est, en fait, la pierre de touche d'une pseudo-série B de très haute volée.


Le Masque de la mort rouge de Roger Corman avec Vincent Price, Hazel Court et Jane Asher (1964)

3 août 2014

Un été 42

J'évoquai dans ces pages, il y a déjà presque deux ans, To Kill a Mockingbird, film de Robert Mulligan sorti en 1962 et dressant un portrait particulièrement précis et touchant de l'enfance, de son innocente cruauté, ses fabulations sans bornes et ses étonnantes prises de responsabilité. En 1971, le même cinéaste tournait Summer of 42, film cette fois-ci centré sur un portrait de l'adolescence et sur un moment charnière de cet âge, celui des premiers émois et de la première fois. Comme dans son chef-d’œuvre tourné presque dix ans plus tôt, Mulligan filme une petite troupe de jeunes gens réunis par les vacances estivales et tâchant de parer à l'oisiveté qui les caractérise, sauf qu'à la canicule alabamesque du film de 62 se substitue le grand air de l'île de Nantucket, au large du Massachussets, dans l'océan Atlantique, où Hermie (Gary Grimes), le héros du film, et ses amis Oscy et Benjie, passent leurs vacances avec leurs parents, dans une indifférence totale à la guerre qui fait rage dans le reste du monde. Si Gregory Peck, dans le rôle du fameux Atticus, partageait avec les petits Jem, Scout et Dill le haut de l'affiche de To Kill a Mockingbird, ici les parents des protagonistes n'ont pas droit de cité (c'est à peine si la mère d'Hermie se fait entendre en voix-off), de sorte que le récit se focalise complètement sur les rapports amicaux complexes entre les trois garçons et sur leurs fixations et questionnements bien naturels de jeunes adolescents.




Le film se consacre, pas seulement mais principalement, à la peinture des fantasmes universels des jeunes gens à l'égard des jeunes femmes plus âgées (fantasmes strictement amoureux d'abord, évidemment doublés de désirs sexuels à l'âge adolescent). On parle bien de fantasmes, car il est très rare que ces émois et autres désirs dépassent ce stade pour se réaliser, contrairement à ce que prétend l'affiche du film, qui affirme avec aplomb que "Tout le monde a son été 42". Si c'est vrai j'aimerais savoir (et je ne pense pas être le seul) si c'est seulement rétroactif... "Tout le monde a rêvé son été 42" serait plus juste, et le fantasme du déniaisement assouvi par une jeune femme plus expérimentée a d'ailleurs inspiré les auteurs depuis la nuit des temps, de Colette et son célèbre Blé en herbe, où deux amis amoureux de longue date, garçon et fille de 15 et 16 ans, sont temporairement déchirés quand le garçon découvre l'amour charnel auprès d'une dame en blanc plus âgée lors des rituelles vacances estivales, à Radiguet et son immense Diable au corps, dont le narrateur licencieux, âgé de 15 ans, s'éprend de Marthe, jeune femme de 18 ans fraîchement mariée à un soldat engagé dans la guerre des tranchées. Summer of 42 est plus ou moins un mélange de ces deux histoires, puisque c'est pendant les vacances d'été qu'Hermie tombe fou amoureux de Dorothy, la jeune épouse d'un soldat tout juste parti pour le front.




Le topos de l'adolescent(e) exaucé(e) amoureusement et sexuellement par un amant ou une maîtresse plus âgé(e) a également servi quelques films érotiques mémorables, du Malizia de Salvatore Samperi, avec l'inoubliable Laura Antonelli, au Private Lessons d'Alan Myerson, avec Sylvia Kristel, l'éternelle Emmanuelle, qui nous a quittés récemment. Ici c'est la sublime Jennifer O'Neill qui joue le rôle du rêve incarné, de l'idéal féminin, rêve et idéal qui contaminent dès les premières secondes ceux des spectateurs du film, et de tous âges. Je dois avouer que je suis personnellement épris de Jennifer O'Neill depuis la vision de Rio Lobo, ultime film du génial Howard Hawks, et il faut la voir ici, filmée par un Robert Mulligan manifestement épris lui aussi, envoûté à tout le moins. C'est en partie la simple vision de quelques photogrammes de miss O'Neill dans ce film qui m'a immédiatement convaincu de me jeter sur cet opus de la filmographie du bon Bob Mulligan. L'actrice est fréquemment baignée d'une lumière vaporeuse, "gélatineuse" faudrait-il dire, typique d'un certain cinéma américain des années 70 (on n'est ni dans le flou artistique assez grotesque du pédophile David Hamilton, ni dans les sublimes ambiances nimbées de pâleur mortuaire ou de flous mélancoliques de Vilmos Zsigmond dans un McCabe and Mrs Miller ; mais on peut penser à la photographie parfois chatoyante du Lauréat, éclairé par le même chef opérateur, Robert Surtees), avec ces couleurs pastels et ce halo vague autour des figures détachées sur un ciel bleu, atmosphère qui convient parfaitement à un souvenir d'enfance estival nécessairement embelli et qui sied à ravir au visage irréel de Jennifer O'Neill.




Mais après avoir filmé son actrice, d'une beauté hypnotique, avec amour et sous toutes les coutures, et dans des tenues étonnantes de surcroît, Robert Mulligan, qui n'a eu de cesse de créer des situations équivoques, de nous placer en bienheureux voyeurs au-dessus de l'épaule pas bien haute du personnage principal et de nous amuser de conversations idiotes entre les membres de la petite troupe d'amis, candides adolescents excités et impatients, s'interdit de tomber dans un érotisme idiot au moment où ce dernier devrait justement surgir. La scène cruciale, si attendue, n'est pas tant sensuelle que bouleversante, et le scénario justifie (d'une manière que je ne dévoilerai pas) qu'elle advienne, ce qui n'était pas donné, tout en lui conférant une dimension tragique et tendre tout à fait inattendue. Après ce tournant, on entend d'une façon toute neuve la phrase a priori banale prononcée en voix-off par le narrateur, qui n'est autre que Hermie adulte, à la fin du film (et Rob Reiner y a certainement pensé en tournant Stand by Me, narré en off par Richard Dreyfuss), quand il affirme avoir perdu une partie de lui-même cet été-là : il s'agit moins de sa virginité, de son ignorance ou même de son enfance, au sens clinique du terme, que de son innocence. Dans les bras de Dorothy, le héros étreint la tristesse la plus insondable qui soit et découvre l'amour, mais par procuration, bouleversement bien plus profond que prévu, pour lui-même comme pour le spectateur, qui n'en attendait pas tant.


Un été 42 de Robert Mulligan avec Gary Grimes, Jennifer O'Neill, Jerry Houser et Oliver Conant (1971)